Archive pour mars 2011

Les visages écrasés…

Lundi 21 mars 2011

« Les Visages écrasés est un roman noir sur le monde du travail. Les visages écrasés, c’est le mode d’emploi froid, nu d’une machine ou d’une tâche, la progression rationnelle quasi clinique des évènements, les règles de métier, mais c’est aussi l’instrument du contrôle social qui prévaut aujourd’hui dans l’organisation du travail et les techniques de néo-management, c’est-à-dire les « bonnes règles » et les « bonnes pratiques » (leitmotiv lancinant des directives managériales). La marche à suivre, c’est le bon sens et le bon salarié versus son corrélat, la pratique du mouton qui suit le troupeau du haut de la falaise. C’est la règle de bon fonctionnement et la loi aveugle. C’est le vivre ensemble versus le « marche ou crève ». [...] Les Visages écrasés est au mode de production néo-managérial ce que La guerre des vanités ou Zone Est sont à l’illusion de la consommation et du tout technologique : des histoires d’hommes et de femmes qui se débattent avec dignité dans l’Histoire du monde industriel des trente ou cinquante dernières années. » Christophe Dupuis vous en parle déjà ici, et Tarik Messelmi, pour Actu SF, me pose quelques questions à ce sujet, , dont est extrait le passage ci-dessus.

Les visages écrasés

Un volet claque. Mes affaires, déposées en vrac dans le hall d’entrée.
A l’exception du Beretta.
Fascinée, je contemple une nouvelle fois le semi-automatique. L’idée me traverse l’esprit de le retourner contre moi mais, encore une fois, Vincent n’est pas le problème.
Il le sait, je le sais.
Le problème, ce sont ces fichues règles de travail qui changent toutes les semaines. Ces projets montés en quelques jours, annoncés priorité-numéro-un, et abandonnés trois semaines plus tard sans que personne ne sache vraiment pourquoi, sur un simple coup de fil de la direction. La valse silencieuse des responsables d’équipes, toujours plus jeunes et plus inflexibles, mutés dans une autre agence ou partis par la petite porte. Cette tension permanente suscitée par l’affichage des résultats de chaque salarié, les coups d’œil en biais, les suspicions, le doute permanent qui ronge les rapports entre collègues, les heures supplémentaires effectuées pour ne pas déstabiliser l’équipe, le planning qui s’inverse au gré des mobilités, des résultats financiers et des ordres hebdomadaires. Les tâches soudaines à effectuer dans l’heure, chaque jour plus nombreuses et plus complexes. Plus éloignées de ses propres compétences. Les consignes qui évoluent sans arrêt. Les anglicismes et les termes consensuels supposés stimuler l’équipe et masquant des réalités si sourdes et aveugles que le moindre bonjour est à l’origine d’un sentiment de paranoïa aigue. L’infantilisation, les sucettes comme récompense, les avertissements comme punition. La paie, amputée des arrêts maladie, et des primes au mérite qui ne tombent plus. Les objectifs inatteignables. Les larmes qui montent aux yeux à tout moment, forçant à tourner la tête pour se cacher, comme un enfant qui aurait honte d’avoir peur. Les larmes qui coulent pendant des heures, une fois seul. Mêlées à une colère froide qui rend insensible à tout le reste. Les injonctions paradoxales, la folie des chiffres, les caméras de surveillance, la double écoute, le flicage, la confiance perdue. La peur et l’absence de mots pour la dire.
Le problème, c’est l’organisation du travail et ses extensions.
Personne ne le sait mieux que moi.
Vincent Fournier, 13 mars 2009, mort par balle après ingestion de sécobarbital, m’a tout raconté.
C’est mon métier, je suis médecin du travail.
Ecouter, ausculter, vacciner, notifier, faire remonter des statistiques anonymes auprès de la direction. Mais aussi : soulager, rassurer.
Et soigner.
Avec le traitement adéquat.

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« Une véritable course contre la montre s’engage entre elle, la police qui cherche très “prosaïquement” un coupable, les syndicats qui tergiversent sur l’attitude à adopter et une direction qui tente de garder la face pour ne pas perdre des parts de marché. Malgré ces obstacles mais aussi les doutes et la culpabilité qui la rongent, cet ange mi-exterminateur, mi-rédempteur est bien décidé à raconter, à travers notes, courriers et dossiers médicaux, “l’autre histoire”. Celle d’hommes [...] et de femmes broyées par la mécanique du rendement et du profit. Une mécanique perverse, remarquablement dépeinte par Marin Ledun dans toute sa froideur clinique, sa folie destructrice. » (Le Monde des Livres, 5 mai 2011, par Christine Rousseau.)

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Editions du Seuil, collection Roman Noir, 24 mars 2011.